Du flop au film culte #1. L’Armée des ombres, 37 ans pour entrer dans la lumière
Meilleur film français jamais réalisé sur la Résistance, le chef-d’œuvre de Jean-Pierre Melville a reçu un accueil très froid à sa sortie en 1969. Suffisant pour empêcher une diffusion aux États-Unis jusqu’en 2006.
Publié par le journal L’Humanité jeudi 7 Juillet 2022
Et si le meilleur film français de 2006 était en réalité un film de 1969 ? Au point qu’il aurait peut-être pu remporter l’oscar du meilleur film étranger en 2007, si la France n’avait pas choisi de présenter « Fauteuils d’orchestre », de Danièle Thompson, à la place. C’est triste mais c’est ainsi : les États-Unis ont dû patienter trente-sept ans avant de pouvoir découvrir « l’Armée des ombres ». Lorsqu’il sort sur les écrans américains, le chef-d’œuvre de Jean-Pierre Melville est donc inédit. Bien qu’il ne touche pas le grand public, le triomphe est réel. Les critiques prennent une claque cinématographique monumentale en découvrant ce film dans lequel on « peut se perdre » au risque de « ne jamais en revenir », selon les mots du « New York Times ». « L’Armée des ombres » fait l’unanimité. Pourquoi alors parler d’un flop ?
Melville, pseudonyme choisi en hommage à l’auteur de « Moby Dick »
Pour tout comprendre, notamment cette sortie très tardive outre-Atlantique, il faut remonter en 1942. Occupé par les nazis, l’Hexagone connaît la pénurie, le rationnement, le couvre-feu, la peur, la censure, la collaboration. Et un certain Jean-Pierre Grumbach, juif français engagé dans la Résistance, ambitionne de rejoindre Londres. Après un long périple et plusieurs mois dans les prisons espagnoles, il y parvient en juillet 1943. C’est là qu’il devient Melville, pseudonyme choisi en hommage à l’auteur de « Moby Dick ».
Quelques semaines plus tard, en Algérie, le romancier et journaliste Joseph Kessel, lui-même résistant et coparolier du « Chant des partisans », publie « l’Armée des ombres ». Commande du général, au dire de l’écrivain, et inspiré de vrais témoignages, le roman documente le quotidien souterrain des femmes et des hommes de la Résistance intérieure française qui combattent le nazisme. Melville tombe dessus et dévore ce qu’il considère comme « le plus beau et le plus complet des documents sur cette époque tragique de l’histoire de l’humanité ». Les arrestations, les problèmes de ravitaillement, le nécessaire secret, les sabotages : il connaît la réalité décrite par Kessel. Après la bataille de Monte Cassino, en 1944, où il frôle la mort, Melville se fait une promesse : il sera réalisateur. Mais « l’Armée des ombres » est un « trop gros morceau » pour débuter.
Il lui faudra dix films et un statut de metteur en scène reconnu avant d’oser s’attaquer à la montagne Kessel. « Je l’ai porté en moi vingt-cinq ans et quatorze mois exactement. Il fallait que je le fasse et que je le fasse maintenant, complètement dépassionné, sans le moindre relent de cocorico. C’est un morceau de ma mémoire, de ma chair », dira Melville. Son adaptation sera la synthèse de sa carrière, un mélange entre son besoin de parler de la guerre, qu’il traite déjà dans « le Silence de la mer » (1949) et « Léon Morin, prêtre » (1961), et son talent pour le suspense éprouvé dans ses nombreux polars tels que « le Doulos » (1962) ou « le Samouraï » (1967). Surtout, de ses films de gangsters, il apporte ses impers cintrés, sa froideur et ses obsessions : le sens du devoir, l’amitié, la trahison.
La colère rentrée de Lino Ventura
Avec un tel metteur en scène, le pape du box-office à la production, Robert Dorfmann, et un budget confortable, le film est promis aux lauriers. D’autant que, dans le rôle-titre, Melville veut Lino Ventura, alors au sommet de sa carrière et avec qui il vient de tourner « le Deuxième Souffle ». Ventura accepte d’incarner Philippe Gerbier, un résistant gaulliste qui réussit à s’évader lors d’un transfert à la Gestapo. Pour l’accompagner, il recrute Simone Signoret dans la peau de Mathilde, qui est inspirée de Lucie Aubrac, ainsi que Jean-Pierre Cassel pour jouer Jean-François Jardie et Paul Meurisse dans le rôle de Luc Jardie, chef du réseau qui rappelle Jean Moulin, Pierre Brossolette et surtout Jean Cavaillès.
SORTI PEU APRÈS LA DÉMISSION DU GÉNÉRAL, LE FILM DÉCHAÎNE LES CRITIQUES. « LES CAHIERS DU CINÉMA » Y VOIENT UN TRACT GAULLISTE.
Entre Lino Ventura et Jean-Pierre Melville, les relations virent au cauchemar. Le tournage est un enfer. Ils ne se parlent plus que par assistants interposés. Mais cette fâcherie permettra au réalisateur de tirer profit de la situation en renforçant « le côté “bête traquée” du héros », comme le dit Bertrand Tessier, biographe de Melville. Il s’agit peut-être de son plus beau rôle, auquel il donne son visage fatigué et sa colère rentrée. Aussi, le metteur en scène obtient une dérogation lui permettant de tourner, place de l’Étoile, une scène à 25 millions de francs – celle dont le cinéaste est le plus fier –, où les soldats allemands en uniforme défilent dans un bruit de bottes, chose exceptionnelle moins de trente ans après la guerre.
Le 12 septembre 1969, les premiers spectateurs découvrent ce plan d’ouverture glaçant, au cadre fixe, qui devait initialement clôturer le film. Ils seront 1,4 million à voir une colonne de nazis marcher droit vers la caméra, l’Arc de triomphe en arrière-plan. Un résultat honorable mais loin des 14,8 millions d’entrées de « Il était une fois dans l’Ouest », de Sergio Leone. Car, à sa sortie en France, l’accueil est plutôt froid.
Parade nazie sur les champs
Un peu plus d’un an et demi après Mai 68 et quelques mois après la démission de De Gaulle, « l’Armée des ombres » déchaîne les critiques, à commencer par « les Cahiers du cinéma » qui y voient un tract gaulliste. Seul véritable point noir du film et l’un des rares ajouts de Melville à l’histoire de Kessel, une scène est très décriée : celle de l’apparition de De Gaulle à Londres. Mais avec un recul de plus de cinquante ans depuis la polémique, difficile de reprocher au film d’être une œuvre militante tant il s’attache à montrer, non sans un certain lyrisme, cette Résistance multiple, peuplée d’humains faillibles. Les retours mitigés poussèrent cependant les programmateurs américains à faire l’erreur de ne pas projeter le chef-d’œuvre sur leurs écrans.
Mort en 1973 d’une rupture d’anévrisme, Jean-Pierre Melville ne verra donc ni des cinéastes comme Quentin Tarantino ou Martin Scorsese le citer en modèle, ni le « Los Angeles Times », en 2006, parler de lui comme d’un « maître au sommet de son art ».